Comment réduire l’impact de nos pratiques numériques ?

15/05/2023 | Paroles d’experts, Société & tendances

Temps de lecture  11 minutes

À l’heure où l’on parle beaucoup, beaucoup, d’intelligence artificielle, faut-il repenser nos pratiques numériques ? Symboles de progrès, de confort ou encore d’accès à l’information, elles sont aussi au cœur de problématiques économiques, écologiques, sociales et éthiques bien plus inquiétantes.

Pour Louise et Jérémy Pastouret, auteurs de “Comment réduire l’impact de nos pratiques numériques ? Des clés pour agir”, un monde numérique plus éthique, plus durable et plus inclusif est possible. À condition de prendre conscience des enjeux et de l’urgence…

ENI : On présente souvent l’impact des pratiques numériques sur l’écologie mais assez peu sous l’angle sociétal et même éthique que vous abordez dans le livre. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Louise Pastouret : Il est vrai qu’il existe un axe social que l’on considère comme primordial. Il s’agit de l’accessibilité du numérique et de l’inclusivité, permettre à tous d’accéder aux outils numériques qui sont maintenant utilisés partout. Beaucoup de personnes en France souffrent de ce que l’on appelle l’illectronisme, c’est-à-dire qu’elles sont démunies et/ou mal à l’aise face aux outils électroniques. Et c’est un frein énorme quand on voit tous les services, notamment publics, de plus en plus dématérialisés.

L’autre impact social de nos pratiques numériques est moins visible car cela se passe loin. Nos équipements sont fabriqués par des hommes et des femmes qui travaillent dans des mines pour l’extraction des métaux, dans des usines pour la production des appareils…

Enfin, il y a un impact social sur les usagers eux-mêmes. Ils passent de plus en plus de temps à se servir du numérique et les entreprises du Web font en sorte de capter leur attention. Parfois de manière un peu tordue.

Livre Comment réduire l'impact de nos pratiques numériques ? Les clés pour agir

Jérémy Pastouret : Sur la partie éthique, quand on voit toutes les données récoltées (une mine d’or maintenant avec l’IA), il faut prendre conscience de l’impact et des biais qu’elles peuvent générer. On l’a vu avec les affaires Cambridge Analytica, les élections aux Etats-Unis, toute cette collecte de données peut orienter les personnes dans leur manière d’agir et de penser. Et c’est pareil avec les entreprises. Les adresses mail en leur possession (prospects, clients…) sont récupérées par des applications et circulent ensuite sur des outils plus ou moins transparents. Il faut donc faire attention aux applications que l’on installe et aux informations qu’on leur confie.

ENI : L’urgence semble à plusieurs niveaux. Sur quoi peut-on agir rapidement ?

LP : J’aurais du mal à faire une hiérarchie. Il y a des choses sur lesquelles nous pouvons agir facilement et à l’inverse, en tant qu’individu, il m’est difficile de dire à un constructeur d’arrêter de maltraiter ses sous-traitants par exemple.

Mais je peux mettre un chronomètre sur mon appareil pour me rendre compte du temps que je passe sur YouTube, je peux intervenir pour initier des personnes mal à l’aise avec le numérique, etc. Il y a des démarches plus accessibles que d’autres.

Fabrication de Smartphones
ENI : Pour revenir sur le volet écologique, il y a beaucoup de débats sur l’impact de nos pratiques numériques sur l’environnement. Que faut-il retenir ?

JP : Il y a déjà l’équipement qui a un gros impact. Le coût de fabrication est énorme. Il faut donc rester sobre sur nos achats d’appareils, bien les entretenir, les faire durer.

Mais il y a plein d’autres branches sur lesquelles on peut travailler car il n’y a pas de petits progrès. L’idée c’est de s’y mettre avant que cela ne devienne trop compliqué. On prend souvent l’exemple de suppression des mails qui n’aurait pas beaucoup d’impact, qu’il y aurait plus urgent. Alors, certes, il y a plein d’autres axes à travailler, mais c’est bien aussi de se pencher dessus, comme sur les newsletters et tout ce qui rentre dans nos mails.

LP : Certaines actions peuvent paraître plus anecdotiques que d’autres, mais tant qu’on en parle et qu’on les met en place, allons-y.

ENI : Faut-il alors, simplement, comme certains le prônent, réduire nos pratiques numériques ?

JP : Si on se concentre sur Internet par exemple, son but était à l’origine de partager l’information, de la rendre plus accessible à tous. Pour le moment, il semblerait surtout que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) l’ont gangréné avec un business model basé sur le capitalisme, notamment de la publicité générant beaucoup d’argent. Là, le problème c’est surtout l’usage.

Il y a de bonnes manières d’utiliser le numérique. On peut éviter certains services lourds et privilégier des outils légers, sans revenir au papier par exemple. Quand on voit l’émergence de l’IA que l’on commence à utiliser comme Google pour lui poser des questions… comparativement, l’impact est plus léger quand on cherche sur Google que sur une IA qui est entrainée en faisant surchauffer des serveurs pour fournir une réponse plus rapide.

LP : Le numérique est précieux, cela permet de faire énormément de choses. Ce devrait être un bien commun. Mais à force de l’utiliser 24h/24, 7 jours/7, de piller de la planète pour fabriquer des équipements qui ont une très courte durée de vie, on compromet la possibilité pour les générations futures de se servir de ce bien commun. On a donc une question de responsabilité, de sobriété dans l’utilisation pour préserver cette capacité.

Mais on constate qu’il est difficile de décider de s’extraire complètement du numérique. Cela implique forcément une mise à l’écart de la société. Mais on peut faire moins, on peut faire mieux.

Planète numérique

Le numérique n’est pas dématérialisé.

ENI : Comment ? Quand on est un particulier, sur quels leviers on peut agir en priorité ?

LP : Ce n’est pas par hasard si le premier chapitre de notre livre porte sur les équipements. Il faut revenir aux terminaux, à l’ensemble du cycle de leur vie, de l’extraction des métaux à ce qu’ils deviennent quand ils sont cassés ou obsolètes. Cela ne disparaît pas comme par magie. Il faut donc réfléchir à leur utilisation.

Il faut aussi faire prendre conscience au grand public que le numérique n’est pas dématérialisé. On a l’impression qu’il n’y a plus besoin de câbles. Il y a le Cloud (« nuage »), qui a l’air si léger… Alors qu’au contraire, tout repose sur des data centers sur des kilomètres carrés, des câbles sous-marins qui traversent les océans, des antennes, etc. C’est extrêmement concret mais il est rare qu’on le voit. Donc déjà prendre conscience de ça, remettre les choses dans leur contexte, c’est important. Chaque requête a un poids, chaque image envoyée est stockée et démultipliée sur des serveurs sur l’ensemble de la planète. Chaque action que l’on fait a des conséquences.

JP : Sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming. En contrôlant notre usage, en se fixant un temps que l’on évite le plus possible de dépasser. Se forcer à ne pas s’en servir avant de se coucher en scrollant (faire défiler l’écran), scrollant pour en fait perdre du temps… Il y a des options qui existent, certes bien cachées. C’est aussi de cela dont on parle dans le livre. Même si c’est juste pour recevoir, avant d’aller se coucher, une notification qui nous dit d’arrêter, cela plante une petite graine dans la tête.

Les plateformes de streaming vous proposent toujours un nouveau film, une nouvelle série… Il faut prendre du recul, avoir plus de de pouvoir de décision sur nos vies. Et ne pas être dépendants de ces services, conçus par des personnes qui connaissent bien le fonctionnement du cerveau humain.

ENI : Vous parlez d’options cachées, de prise de conscience. Mais n’est-ce pas nous qui nous les cachons ? Car on a déjà des informations sur certains dangers, sur ce que cela coûte de produire des appareils…

LP : On s’est habitué à tout cela, c’est confortable. Car on l’a dit, le numérique a des avantages. Mais il y a aussi des pratiques sournoises, sur lesquelles on a voulu informer. Les cases cochées d’avance, les suggestions de contenus, les lectures automatiques de vidéos… Vous n’avez pas le choix et votre attention est captée.

Ces pratiques, nous les décryptons dans le livre. Car on ne peut pas être expert sur tout, on ne se rend pas toujours compte de certains mécanismes, et surtout cela nous est arrivé à tous. Le but ce n’est pas de culpabiliser mais d’expliquer, d’informer. Car il faut reprendre le contrôle.

JP : YouTube par exemple pourrait afficher les paramètres et les options de contrôle, ou au moins les mettre en avant, au lieu de contraindre les utilisateurs à les chercher.

Pareil pour le scroll infini de contenus, il devrait y avoir une action de l’utilisateur pour demander à en voir plus. D’ailleurs le créateur de cette fonctionnalité, qui regrette son invention, se bat pour l’arrêter et trouver d’autres techniques !

LP : Il a même imaginé que plus on scrolle, plus la vitesse de défilement ralentisse.

Il faut aussi souligner que dès qu’on met le pied sur de nombreuses plateformes, l’algorithme nous propose des sujets qui nous intéressent. Cela crée le phénomène de « bulle de filtre » dont on parle dans l’ouvrage : un sujet vous intéresse, alors vous verrez plein de contenus sur cette thématique. Vous ne pourrez pas échanger avec des personnes qui ont d’autres centres d’intérêts. Et cela concerne tous les sujets, y compris les questions de politique, de liberté, de religion. Ce qui fait que l’on est conforté dans nos croyances. Le Web devrait être un lieu d’ouverture mais ce n’est pas le cas.

Scrolling
ENI : Du côté des entreprises qui se reposent beaucoup sur le numérique, comment peut-on agir ?

JP : Il faut faire attention aux outils et aux prestataires auxquels on fait appel. Si on parle d’hébergement, cela consiste à faire attention à leur localisation, à l’endroit où les données sont stockées (pour des problèmes éthiques par exemple). Si on héberge aux USA, quid de la récupération des données et des usages qui peuvent en découler ?

Il faut aussi faire attention aux politiques de confidentialité des outils tiers que l’on utilise. Par exemple, quand on pense aux newsletters, un outil classique pour les entreprises, beaucoup utilisent des services étrangers et partagent leur base de données d’adresses mail. On ne sait pas trop ce qui en est fait ensuite, il est possible de récupérer les noms, les comportements, etc.

Il y a pas mal d’enjeux autour de l’entreprise, nous y avons consacré un chapitre mais on pourrait écrire un livre complet !

LP : Et pour les entreprises qui conçoivent des services Web, l’un des axes c’est l’éco-conception.

Et bien sûr, on en revient à l’équipement : est-il possible de louer au lieu d’acheter ? Qu’en fait-on lorsque c’est trop vieux ou dépassé ? Est-ce qu’on les revend aux salariés ou on les donne à des associations…

JP : Pour revenir sur l’éco-conception, il y a par exemple des applications de l’Etat que l’on utilise mais qui sont bien trop lourdes comme Stop Covid. Avec un vieux téléphone, c’est difficile à installer et à utiliser. Cela pousse à acheter de nouveaux téléphones. Il y avait aussi eu le souci avec une application de la CAF qui demandait une version plus récente d’Android.

LP : Pendant deux ans, avec le COVID, les entreprises ont poursuivi leurs activités en passant massivement sur des outils numériques. Or, certaines ont gardé ce rythme-là, ces habitudes. Il faudrait repenser les usages numériques de l’entreprise de ce côté-là.

Le législateur sera toujours en retard sur la Tech

ENI : Comment y parvenir ? Par la contrainte règlementaire ?

JP : L’Etat a un peu commencé avec la Loi REEN (Réduction de l’Empreinte Environnementale du Numérique en France), sur le matériel, la formation dans les écoles supérieures pour sensibiliser les étudiants à ces enjeux. Il y a donc déjà un premier pas.

Il y a aussi des lois pour imposer l’accessibilité des sites aux collectivités ; du côté des entreprises, en fonction d’un certain niveau de CA, elles sont obligées de rendre leur site accessible selon le Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA), c’est la raison pour laquelle il y a maintenant une bannière conforme/non-conforme.

Globalement, sur le sujet du numérique responsable, il faut pouvoir en discuter au sein de l’entreprise. Que les collaborateurs s’accordent sur des règles. On l’a vu avec les groupes RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) mis en place dans des entreprises : c’est possible d’avancer et ça, c’est intéressant.

LP : En fait, le législateur sera toujours en retard sur la Tech. Il y a le temps de comprendre le sujet, de définir ce qu’il faut réglementer, etc. Je ne dis pas que c’est un travail facile. Mais la législation est indispensable.

Le règlement européen sur la protection des données a marqué un pas dans la bonne direction même si cela a engendré beaucoup de contraintes pour les entreprises. Pour les utilisateurs, c’était une étape essentielle. Et l’UE réfléchit en ce moment à encadrer les IA (Intelligence artificielle). Il y a également eu des lois sur le droit à la déconnexion.

Mais pour que les entreprises adoptent ces pratiques de responsabilité numérique, il faut utiliser un discours qui mette en valeur les avantages que cela peut avoir, avec la relation client, les économies qu’elles peuvent réaliser…

Offline
ENI : Tout le monde peut donc agir, particulier, entreprises, Etats… C’est ce mouvement global qui amènera à progresser ?

LP : L’un entraine l’autre. C’est un cercle vertueux. Il faut sensibiliser, puis passer à l’action.

ENI : Les choses sont sur la bonne voie ?

JP : Pour l’instant, l’impact du numérique n’est pas assez mis en avant. On ne parle pas usages mais technologies et outils. Sur les IA par exemple, on parle très, très peu dans les médias traditionnels de l’impact écologique. On parle plus de la peur de perdre son emploi. On est encore sur l’effet waouh et c’est pareil avec la Blockchain notamment. On ne met pas en avant les chercheurs qui travaillent sur les impacts, les données sont opaques, les hébergeurs ne veulent pas répondre aux questions… Ils sont plus focalisés sur la performance, le gain d’argent, comment refroidir les serveurs…

Quand on voit des vidéos de Microsoft avec des serveurs dans des liquides qui bouillonnent, ça donne l’impression qu’on pourrait y cuire des pâtes ! C’est hallucinant et ces images sont rarement montrées, c’est dommage. Le numérique a cette magie de fédérer des gens mais pourtant on n’a pas toutes les informations sur ses conséquences.

Sinon, dans l’Open source, on voit plein de personnes qui travaillent sur des projets libres, où le code est consultable. Malheureusement, ces outils ne sont pas suffisamment répandus.

LP : Il y a quand même un progrès. C’est peut-être dû à ma « bulle de filtre » mais je vois beaucoup plus de professionnels qui en parlent sur les réseaux sociaux. Mais d’un autre côté, le public et les entreprises n’ont pas forcément envie d’écouter ça.

ENI : Mais vous restez optimistes ?

LP : Il faut (rires). Nous nous sommes posés la question : le numérique responsable, c’est notre quotidien… mais est-ce que cela vaut le coup ? C’est une cause importante, donc on continue.

ENI : Louise, c’était votre premier livre aux Editions ENI. Comment l’avez-vous vécu ?

LP : Cette expérience d’écriture avec Jérémy a été positive, d’autant qu’il connaissait déjà la façon dont ça se passerait. Du coup, en tant qu’auteur novice, j’ai été guidée. J’ai trouvé que les équipes éditoriales ont été au rendez-vous : on a eu des échanges sur le sommaire que l’on a réajusté, on a fait des points sur le titre que l’on avait du mal à trouver – grande question, le titre… J’ai apprécié d’avoir cette intelligence collective, ce soutien à nos côtés.

Louise PASTOURET est la co-fondatrice du média Les Enovateurs. Experte en communication digitale, elle décrypte les rouages – et les conséquences – des réseaux sociaux, newsletters, etc. Elle accompagne les entrepreneur·es pour réduire leur impact sur ces plateformes, et rendre leurs services en ligne accessibles à tous.

Jérémy PASTOURET est développeur de solutions Web et expert en sobriété numérique. De par son expérience sur le terrain, il identifie au quotidien les problématiques éthiques et environnementales du numérique. Il a conçu plusieurs outils gratuits pour réduire cet impact (Garwen, Unlock My Data…).

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