Quel est le point commun entre les assistants virtuels, les robots, le « Deep Learning », les voitures autonomes ou encore certaines plateformes de diffusion de contenus ? Elles intègrent toutes de l’intelligence artificielle. Mais si la notion d’IA se vulgarise, on la méconnaît encore, tant sur ses applications que sur ses conséquences.
Au travers de son nouvel ouvrage sur le sujet, « Intelligence Artificielle, Impact sur les entreprises et le business », Jean-Michel Rodriguez, Docteur en IA, aborde tous les aspects de ce nouveau monde, des technologies qui lui sont associées, à l’impact sur les métiers et aux problématiques d’éthique. Un livre passionnant, accessible au plus grand nombre, sur lequel nous avons interrogé l’auteur.
ENI : Votre nouveau livre « Intelligence Artificielle, Impact sur les entreprises et le business », vient de sortir. Qu’est-ce qui a changé dans le monde de l’IA depuis la 1re édition il y a 4 ans ?
Jean-Michel Rodriguez : Le premier livre était très global et avait notamment pour but de vulgariser le sujet de l’IA. Nous souhaitions mettre à jour le sujet car en 4 ans, outre l’évolution des technologies et des algorithmes, deux grandes thématiques ont émergé : le biais et l’impact métier.
Le premier aspect, le biais, se manifeste notamment par les commentaires que l’on peut entendre : « telle IA est devenue raciste ; telle IA propose du travail à certains mais pas à d’autres, etc. ». Ce genre de critiques reviennent souvent alors je m’y suis intéressé. Il y a une corrélation avec la philosophie, l’aspect cognitif. Nous, humains, avons des biais. On en recense 175 aujourd’hui et consciemment ou non, on les introduit dans les intelligences artificielles que l’on éduque.
L’autre grande « préoccupation », c’est l’impact sur les métiers. C’est quelque chose que j’entends tout le temps, en conférences, en cours… On me demande « que va devenir mon métier ? mon rôle ? mes tâches ? ». J’étais, il y a peu, à Lille avec des médecins et ils ont, eux aussi, clairement exprimé leur inquiétude d’être remplacés. Dans le livre, j’aborde l’aspect des compétences nécessaires et l’impact sur les métiers pour l’ensemble des trois secteurs : primaire, secondaire et tertiaire.
D’ailleurs, j’aimerais creuser cette question spécifiquement à chaque domaine comme, la médecine, la justice, l’administration, etc. certainement sous forme de fascicules courts.
ENI : On connaît l’IA dans le grand public avec les smartphones, les objets connectés, les plateformes de contenus… Mais quelle est la réalité de l’intelligence artificielle dans les entreprises ?
JMR : Dans les entreprises, il y a autant d’IA possibles que de problématiques à résoudre. On trouve de tout. Mais, Terminator est encore très loin, il n’y a pas d’IA générique.
Les grandes tendances aujourd’hui tournent autour des assistants virtuels, des chatbots, que cela soit pour du secrétariat, des conversations virtuelles, la prise de rendez-vous, le support à distance… Il y a beaucoup de demandes sur ces sujets.
Et puis il y a la modélisation de cas et l’apprentissage automatique avec le Deep Learning. C’est le développement d’IA spécialisées qui apprennent grâce aux données sur un domaine particulier comme la détection des cancers en médecine ou les voitures autonomes.
On y mélange parfois tout ce qui tourne autour de la robotique, mais dans la majorité des cas qui sont en production aujourd’hui, ce n’est pas de l’intelligence artificielle, c’est plutôt de l’automatisation.
JMR : L’intelligence artificielle est pertinente aujourd’hui car elle peut s’appuyer sur un énorme volume de données. Même si dans certains cas, des jeux de données doivent être créés artificiellement pour pallier certains manques. C’est ce que l’on appelle les données synthétiques. C’est donc essentiel pour répondre au premier point de votre question.
En revanche, a-t-elle besoin de toujours plus de données ? Oui et non.
Oui aujourd’hui, au travers du volume de données toujours croissant que l’on appelle le Big Data.
Et non, car on cherche à travailler aussi sur des jeux de données plus petit. C’est le Small Data. En effet, il faut comprendre comment l’IA pourrait apprendre avec moins de données, comme l’humain. Il faut par exemple des dizaines de milliers d’images à une IA pour reconnaître un chat alors qu’un jeune enfant se contentera de 3 ou 4.
“Il est essentiel de mettre en place des comités d’éthique indépendants et compétents.“
ENI : Vous parlez dans votre livre d’une « guerre industrielle » à coup d’IA. Pouvez-vous nous en dire plus ?
JMR : Le terme est fort et fait peur. Mais c’est bien une guerre industrielle qui néanmoins se limite surtout à « mon IA est plus forte que la tienne ». Cela a donc du bon et du moins bon. Il y a cette forme de compétition, de surenchère permanente. Il existe ainsi un risque que l’IA un jour nous échappe, surtout celles qui sont autonomes et apprennent seules. Il est essentiel de mettre en place des comités d’éthique indépendants et compétents.
D’un point de vue économique, l’Europe est à la traîne comparée aux USA et à la Chine. Nous sommes en retard et manquons de compétences. C’était il y a cinq ans qu’il fallait former des spécialistes en IA (développeurs, concepteurs, chercheurs, etc.). Néanmoins, il est à noter que la France met aujourd’hui l’accent sur les objets connectés qui est une technologie importante pour l’IA. Mais nous devons prendre de l’avance, former plus tôt les experts de demain, anticiper. On pourrait faire un parallèle avec l’informatique quantique : que cela fonctionne comme prévu ou non, il faut former sur le sujet pour être prêt dans 3 ans et être à la pointe. Or ce n’est pas le cas ou trop peu.
ENI : Selon vous, l’intelligence artificielle va dépasser l’humain. Terminator n’est donc plus une fiction ?
JMR : Si, cela reste une fiction ! Pour bien comprendre, il faut détailler les grands modèles de l’intelligence artificielle.
Il y a l’« IA faible » qui est sans risque, il y a une prise de décision humaine. Elle représente 80% de ce que l’on connaît aujourd’hui, ce sont les Alexa, Google, les assistants virtuels, certains robots, etc.
Ensuite, on parle d’« IA forte » qui s’applique sur des domaines précis où, dès aujourd’hui, elle est supérieure à l’humain.
Et le dernier, sur lequel beaucoup travaillent, c’est la « Super Intelligence ». Il s’agit d’une IA supérieure à l’humain et autonome dans tous les domaines. Or, elle n’existe pas… aujourd’hui ! C’est ce que l’on nomme parfois « Disruptive Technology », technologie perturbatrice je dirais en français. C’est une technologie dont on est sûrs à 100% qu’elle existera, mais on ne sait pas quand !
Ce qui est sûr aussi, c’est que l’ordinateur de demain sera toujours supérieur à celui d’aujourd’hui. Pareil pour l’IA donc, un jour, l’IA sera aussi intelligente que l’humain, mais quand ?
ENI : Cela pourrait aller très vite ?
JMR : Notre intelligence repose sur des liaisons chimiques qui sont 1 million de fois moins performantes que les liaisons électroniques de l’IA. Combiné au modèle de la Super Intelligence, cela pourrait permettre à la machine d’apprendre seule, mais surtout très vite. En 6 mois, elle aurait 500 000 ans d’avance sur l’humain. De plus, si vous êtes le meilleur expert au monde, il vous faudra 10-20 ans pour « cloner » votre savoir. L’IA cependant mettra moins d’une seconde. Et à ce niveau, quelle différence ferait-elle entre deux mammifères, entre un humain et une souris ? Aucune. Imaginez une IA qui doit protéger la planète, sujet sur lequel des chercheurs travaillent : des deux mammifères suscités, quel est celui qui cause le plus de dégâts et si elle doit éliminer un des deux pour accomplir sa mission, le choix va être vite fait !
Mais comme je le répète souvent dans mes conférences, ce risque n’existe pas encore puisque la Super Intelligence non plus. Mais cela arrivera, donc il faut prévoir et encadrer cette venue avec de l’éthique. Je ne veux pas dépeindre des modèles trop pessimistes mais il faut y réfléchir sérieusement.
ENI : Il est souvent évoqué le côté « inhumain » que peut revêtir l’IA. Mais les principaux problèmes ne viennent-ils justement pas de l’humain, de la façon doit il les conçoit ?
JMR : Une intelligence artificielle va satisfaire ses objectifs. Elle n’a pas d’émotion, pas d’empathie. Je dis souvent à mes étudiants, dans le monde professionnel, pour une prise de décision, il n’y a pas « besoin » de sentiments. Que cela nous plaise ou non.
Mais si l’on veut qu’une IA réagisse comme un humain, on sait le faire. Par exemple, dans le traitement de l’autisme, il y a des IA qui aident à analyser les sentiments au travers des propos, pour aider le patient à mieux interpréter l’intention de celui qui lui parle.
ENI : Vous évoquez dans le livre les impacts sur les métiers. Qu’en sera-t-il demain selon vous ?
JMR : On peut distinguer trois types de métiers :
- Les métiers hautement spécialisés. Il n’y a aujourd’hui pas ou peu d’impacts car cela serait trop compliqué, trop précis.
- Les métiers faiblement spécialisés pour lesquels il n’y a aucun risque car l’utilisation de l’IA serait beaucoup trop chère comparée au travail d’un humain.
- Les professions dites intermédiaires qui constituent environ 25% des métiers comme les secrétaires, les hôtesses d’accueil, les centres de support, etc. Ce sont les métiers les plus à risque puisque à terme, ceux-ci vont tous être remplacés par l’IA.
Mais il faut nuancer : l’impact de l’IA ne sera pas le même partout, même au sein d’un même secteur. Par exemple, en médecine, un généraliste ne sera pas remplacé, étant donné la relation humaine nécessaire à la mission, alors qu’un chirurgien pourra l’être totalement (il l’est déjà pour certaines opérations). Et puis il y a les cas où l’IA ne pourra remplacer l’humain qu’en partie. C’est cela qu’il faut comprendre et s’approprier. L’humain devra collaborer avec l’IA.
Le premier travail à faire est de voir et comprendre quelle est la plus-value humaine. Les raisons qui font qu’on ne sera pas remplacé. Prenons un autre exemple, les métiers « sociaux » : les tâches administratives, la prise de rendez-vous, toutes ces choses-là peuvent être pris en charge par l’IA. Pas l’accompagnement auprès des patients. C’est là que la collaboration est essentielle.
ENI : Sur le plan du business et des entreprises, quel impact peut avoir l’IA ?
JMR : Il n’y a pas d’IA sans transformation digitale. C’est donc la première chose à faire, le plus possible. Les assistants virtuels sans données n’ont aucune utilité ! Ensuite, on regarde comment l’intelligence artificielle va pouvoir aider. Cela peut aussi aider à analyser la concurrence, effectuer des tâches spécifiques, optimiser l’utilisation des réseaux sociaux, etc.
ENI : Pour finir, vous êtes-vous fait aider par une IA pour écrire ce livre ^^ ?
JMR : Oui, par Alexa car j’aime écouter des trucs tranquilles quand j’écris ! J’ai aussi un robot, basé sur un Raspberry PI, qui se balade et prend des photos d’ambiance automatiquement mais tout n’est pas toujours réussi. 🙂
Jean-Michel Rodriguez possède un Doctorat en Intelligence Artificielle obtenu à l’Université des Sciences et Techniques du Languedoc. Ses travaux de recherche sont axés sur l’évolution de l’Intelligence Artificielle, le traitement de la donnée et sur la gestion et le partage de la connaissance. Il donne, partout dans le monde, de nombreuses conférences sur le sujet. Il travaille actuellement chez IBM où il dirige une équipe internationale de développement ; l’innovation est au centre de ses activités et ayant déposé de nombreux brevets, il est devenu Master Inventor chez IBM. Il enseigne également à l’Université et au CNAM de Montpellier dans des domaines aussi variés que les architectures de systèmes, les systèmes d’exploitation, le commerce électronique et les systèmes et applications distribués.